Jean Starobinski | Sur l’origine de l’inégalité
(extrait)
Qu’avant
d’écrire sur l’inégalité, Jean-Jacques ait commencé par la subir dans
sa vie, c’est l’évidence même. Citoyen de Genève, mais quelque peu
déclassé, devenu « citoyen du bas », rejeté dans la catégorie
prétéritée, ayant reçu de son père, avec les leçons de fierté romaine,
celles du ressentiment et de la revendication aigrie ; apprenti
maltraité, laquais, précepteur, secrétaire, musicien incertain fourvoyé
dans les salons des fermiers généraux : que de situations subalternes,
que d’humiliations subies, quelle expérience accumulée ! Auprès de Mme
de Warens, il a vécu heureux, mais jamais il n’est parvenu à dissiper
tout à fait le malaise de la dépendance matérielle. Lui qui se défendra
contre les bienfaiteurs (tout en acceptant, parfois, les « retraites »
qu’on lui offre obligeamment), il n’a pas la conscience nette à l’idée
de tout devoir à sa « bienfaitrice » : son idéal est certes la
dépendance sentimentale, mais dans l’indépendance pécuniaire. Aussi,
n’est-ce pas seulement par goût qu’il entreprend, à Chambéry, aux
Charmettes, son apprentissage solitaire de musicien et d’homme de
lettres ; il espère parvenir un jour à gagner honorablement sa vie, pour
effacer sa dette. Il voudrait, une fois à l’aise, prouver à « maman »
qu’elle n’avait pas eu tort de l’accueillir et de pourvoir à la dépense.
Consultons les documents de sa jeunesse : très tôt, nous le trouvons
soucieux de « vivre sans le secours d’autrui »1.
Il ne peut sentir son infériorité sociale sans éprouver le besoin d’une
riposte et d’une revanche compensatrices ; il refuse d’emblée les
expédients louches dont beaucoup se satisfont et que la classe
privilégiée, elle-même parasitaire, eût tolérés ; il se libérera par le
travail sérieux et par l’effort indépendant. Il a le sentiment de sa
valeur (d’une valeur qui réside précisément dans le sentiment), et de la
disparité entre ce qu’il est et ce que le sort a fait de lui. Il eût
mérité mieux, mais selon une loi de proportion quasi mathématique, la
fortune a soin de maintenir constant le produit de la richesse
multipliée par le mérite. Jean-Jacques se console d’être pauvre en
prenant conscience de sa sensibilité :
« Pourquoi,
Madame, y a-t-il des cœurs sensibles au grand, au sublime, au
pathétique, pendant que d’autres ne semblent faits que pour ramper dans
la bassesse de leurs sentiments ? La fortune semble faire à cela une
espèce de compensation ; à force d’élever ceux-ci, elle cherche à les
mettre au niveau avec la grandeur des autres. »2
Cette
consolation, toutefois, n’est que verbale, et ne conduit pas à
l’acceptation résignée de l’ordre établi. Le ton du jeune Rousseau est
plus fréquemment celui de la plainte, où la part de la révolte se
distingue mal du désir romanesque de se rendre intéressant par le
malheur : « Il est dur à un homme de sentiments, et qui pense comme je
fais, d’être obligé, faute d’autre moyen, d’implorer des assistances et
des secours. »3
Se
réconcilierait-il avec son sort, s’il passait de l’autre côté de la
barrière, du côté des nantis ? Son parti a été assez vite pris : il a
trop souffert de l’inégalité pour faire sa paix à l’occasion d’un coup
de chance qui arrangerait ses affaires. Cette pauvreté dont il se plaint
souvent dans sa jeunesse, il aura de plus en plus la conviction qu’elle
le met du bon côté, et il s’en fera gloire. L’inégalité n’est
pas une expérience que l’on fait seul et ne se réduit pas au sentiment
d’infériorité : l’inégalité est un sort commun, elle s’éprouve
solidairement. Rousseau a été définitivement « sensibilisé » par ce
qu’il a vu de la misère paysanne et de la pauvreté des villes. Les pages
fameuses du livre IV des Confessions trouvent confirmation dans des
lettres qui datent de la jeunesse même de Jean-Jacques. À Montpellier,
en 1737, il a vu ce que beaucoup de Français, à la même époque, ne
savaient pas voir, il s’est étonné de ce qui n’étonnait presque
personne :
« Ces rues
sont bordées alternativement de superbes hôtels et de misérables
chaumières pleines de boue et de fumier. Les habitants y sont moitié
très riches et l’autre moitié misérables à l’excès ; mais ils sont tous
également gueux par leur manière de vivre la plus vile et la plus
crasseuse qu’on puisse imaginer. »4
Notons qu’en dénonçant cette égale gueuserie qui englobe riches et pauvres, Rousseau semble illustrer d’avance la conclusion du second Discours :
quand l’inégalité devient extrême, les hommes se trouvent tous
confondus, privilégiés et opprimés pêle-mêle, dans l’égalité du malheur
et de la violence.
[…]
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1. À son père. 1731, Correspondance générale, éditée par Pierre-Paul Plan (DP), Paris, 1924-1934, 20 volumes. I, 13 ; L, I, 13.
2. À Mme de Warens, 13 septembre 1737, Correspondance générale, DP, I, 58 ; L, I, 49
3. Mémoire au gouverneur de Savoie, mars 1739. Œuvres complètes, Paris, Bibliothèque de la Pléiade, 1959. I, 1217.
4. À J.-A. Charbonnel, 1737, Correspondance générale, DP, I, 70 ; L, I, 01.
Jean Starobinski, « Sur l’origine de l’inégalité » (extrait) , Sept essais sur Rousseau, in La Transparence et l’obstacle suivi de Sept essais sur Rousseau, Éditions Gallimard, Collection Tel, 1976, 1998, pp. 332-333.
Pezzo ripreso da https://terresdefemmes.blogs.com/mon_weblog/2019/03/
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1. À son père. 1731, Correspondance générale, éditée par Pierre-Paul Plan (DP), Paris, 1924-1934, 20 volumes. I, 13 ; L, I, 13.
2. À Mme de Warens, 13 septembre 1737, Correspondance générale, DP, I, 58 ; L, I, 49
3. Mémoire au gouverneur de Savoie, mars 1739. Œuvres complètes, Paris, Bibliothèque de la Pléiade, 1959. I, 1217.
4. À J.-A. Charbonnel, 1737, Correspondance générale, DP, I, 70 ; L, I, 01.
Jean Starobinski, « Sur l’origine de l’inégalité » (extrait) , Sept essais sur Rousseau, in La Transparence et l’obstacle suivi de Sept essais sur Rousseau, Éditions Gallimard, Collection Tel, 1976, 1998, pp. 332-333.
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