07 marzo 2019

IN MEMORIA DI J. STAROBINSKI





 Jean Starobinski | Sur l’origine de l’inégalité


(extrait)



Qu’avant d’écrire sur l’inégalité, Jean-Jacques ait commencé par la subir dans sa vie, c’est l’évidence même. Citoyen de Genève, mais quelque peu déclassé, devenu « citoyen du bas », rejeté dans la catégorie prétéritée, ayant reçu de son père, avec les leçons de fierté romaine, celles du ressentiment et de la revendication aigrie ; apprenti maltraité, laquais, précepteur, secrétaire, musicien incertain fourvoyé dans les salons des fermiers généraux : que de situations subalternes, que d’humiliations subies, quelle expérience accumulée ! Auprès de Mme de Warens, il a vécu heureux, mais jamais il n’est parvenu à dissiper tout à fait le malaise de la dépendance matérielle. Lui qui se défendra contre les bienfaiteurs (tout en acceptant, parfois, les « retraites » qu’on lui offre obligeamment), il n’a pas la conscience nette à l’idée de tout devoir à sa « bienfaitrice » : son idéal est certes la dépendance sentimentale, mais dans l’indépendance pécuniaire. Aussi, n’est-ce pas seulement par goût qu’il entreprend, à Chambéry, aux Charmettes, son apprentissage solitaire de musicien et d’homme de lettres ; il espère parvenir un jour à gagner honorablement sa vie, pour effacer sa dette. Il voudrait, une fois à l’aise, prouver à « maman » qu’elle n’avait pas eu tort de l’accueillir et de pourvoir à la dépense. Consultons les documents de sa jeunesse : très tôt, nous le trouvons soucieux de « vivre sans le secours d’autrui »1. Il ne peut sentir son infériorité sociale sans éprouver le besoin d’une riposte et d’une revanche compensatrices ; il refuse d’emblée les expédients louches dont beaucoup se satisfont et que la classe privilégiée, elle-même parasitaire, eût tolérés ; il se libérera par le travail sérieux et par l’effort indépendant. Il a le sentiment de sa valeur (d’une valeur qui réside précisément dans le sentiment), et de la disparité entre ce qu’il est et ce que le sort a fait de lui. Il eût mérité mieux, mais selon une loi de proportion quasi mathématique, la fortune a soin de maintenir constant le produit de la richesse multipliée par le mérite. Jean-Jacques se console d’être pauvre en prenant conscience de sa sensibilité :
« Pourquoi, Madame, y a-t-il des cœurs sensibles au grand, au sublime, au pathétique, pendant que d’autres ne semblent faits que pour ramper dans la bassesse de leurs sentiments ? La fortune semble faire à cela une espèce de compensation ; à force d’élever ceux-ci, elle cherche à les mettre au niveau avec la grandeur des autres. »2
Cette consolation, toutefois, n’est que verbale, et ne conduit pas à l’acceptation résignée de l’ordre établi. Le ton du jeune Rousseau est plus fréquemment celui de la plainte, où la part de la révolte se distingue mal du désir romanesque de se rendre intéressant par le malheur : « Il est dur à un homme de sentiments, et qui pense comme je fais, d’être obligé, faute d’autre moyen, d’implorer des assistances et des secours. »3
Se réconcilierait-il avec son sort, s’il passait de l’autre côté de la barrière, du côté des nantis ? Son parti a été assez vite pris : il a trop souffert de l’inégalité pour faire sa paix à l’occasion d’un coup de chance qui arrangerait ses affaires. Cette pauvreté dont il se plaint souvent dans sa jeunesse, il aura de plus en plus la conviction qu’elle le met du bon côté, et il s’en fera gloire. L’inégalité n’est pas une expérience que l’on fait seul et ne se réduit pas au sentiment d’infériorité : l’inégalité est un sort commun, elle s’éprouve solidairement. Rousseau a été définitivement « sensibilisé » par ce qu’il a vu de la misère paysanne et de la pauvreté des villes. Les pages fameuses du livre IV des Confessions trouvent confirmation dans des lettres qui datent de la jeunesse même de Jean-Jacques. À Montpellier, en 1737, il a vu ce que beaucoup de Français, à la même époque, ne savaient pas voir, il s’est étonné de ce qui n’étonnait presque personne :
« Ces rues sont bordées alternativement de superbes hôtels et de misérables chaumières pleines de boue et de fumier. Les habitants y sont moitié très riches et l’autre moitié misérables à l’excès ; mais ils sont tous également gueux par leur manière de vivre la plus vile et la plus crasseuse qu’on puisse imaginer. »4
Notons qu’en dénonçant cette égale gueuserie qui englobe riches et pauvres, Rousseau semble illustrer d’avance la conclusion du second Discours : quand l’inégalité devient extrême, les hommes se trouvent tous confondus, privilégiés et opprimés pêle-mêle, dans l’égalité du malheur et de la violence.

[…]


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1. À son père. 1731, Correspondance générale, éditée par Pierre-Paul Plan (DP), Paris, 1924-1934, 20 volumes. I, 13 ; L, I, 13.
2. À Mme de Warens, 13 septembre 1737, Correspondance générale, DP, I, 58 ; L, I, 49
3. Mémoire au gouverneur de Savoie, mars 1739. Œuvres complètes, Paris, Bibliothèque de la Pléiade, 1959. I, 1217.
4. À J.-A. Charbonnel, 1737, Correspondance générale, DP, I, 70 ; L, I, 01.

Jean Starobinski, « Sur l’origine de l’inégalité » (extrait) , Sept essais sur Rousseau, in La Transparence et l’obstacle suivi de Sept essais sur Rousseau, Éditions Gallimard, Collection Tel, 1976, 1998, pp. 332-333.


Pezzo ripreso da https://terresdefemmes.blogs.com/mon_weblog/2019/03/

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