venerdì 10 maggio 2024
L’ouvrage de
Romain Descendre et de Jean-Paul Zancarini, L’oeuvre-vie d’Antonio
Gramsci, est le dernier produit de cette floraison, le plus original et le
plus vaste dans sa conception. Les professeurs d’études italiennes à l’Ecole
normale supérieure de Lyon Romain Descendre (1971) et Jean-Paul Zancarini
(1947) sont tous deux passionnés de philologie historique et animent depuis une
dizaine d’années un séminaire sur les Cahiers de prison à l’ENS.
Ils partent de
l’idée qu’il y avait un vide à remplir et explicitent ainsi leur intention : «
Nous avons voulu écrire le livre sur Gramsci que nous avions cherché en vain
dans une bibliographie pourtant immense » (p. 531). Ils ont donc choisi de
suivre pas à pas la biographie personnelle, politique et intellectuelle de
Gramsci à partir de 1911, l’arrivée à Turin, jusqu’en 1937, l’année de sa mort.
Le livre est divisé en trois parties : la formation d’un intellectuel
socialiste (Turin, 1911-1919) ; le militant révolutionnaire (1919-1926) ; le
prisonnier (1926-1937). La méthode était-elle judicieuse ? La succession des
tableaux est convaincante et, au fil des pages, beaucoup de points obscurs ou
controversés sont éclaircis. Rappelons, à titre d’exemple, la position
favorable à la liberté des échanges (p. 41-47) et le rapport avec le penseur
bolchevique Alexandre Bogdanov (p. 69-70). Cette manière de procéder présente
surtout un avantage : elle exclut la recherche d’un système caché, tentation à
laquelle beaucoup de biographes ont succombé jusqu’ici. Suivre les réflexions
ou les actions de Gramsci, moment par moment, écarte l’idée d’une œuvre à
retrouver : Gramsci n’a pas eu la volonté d’élaborer une œuvre finie (p. 329).
Il a formulé au fur et à mesure des concepts qui restent toujours ouverts et
opérationnels.
La grande
réussite de la première partie (p. 15-116) consiste dans la découverte d’un
penseur qui, au bout du compte, est un idéaliste et voit dans l’idéalisme le
cœur doctrinal même du marxisme (p. 106). Un texte important de 1917, La
révolution contre le Capital, change ainsi de statut, il cesse d’être une
intuition géniale mais isolée, et devient le témoignage remarquable d’une
réflexion cohérente sur l’événement : selon les auteurs Gramsci continue
d’affirmer l’assise idéaliste du marxisme jusque dans les années 1930 (p. 107).
Au passage, il faut noter l’attention consacrée aux penseurs qui ont inspiré
l’auteur des Cahiers : à côté de Karl Marx nous trouvons ici Croce, Gentile,
Bergson, Georges Sorel, Hegel naturellement.
La deuxième
partie (p. 117-263) devrait rendre compte des changements qui caractérisent les
périodes de 1919 (le retour à la paix) à 1926 (l’arrestation de Gramsci). Le
pointillisme du récit finit par brouiller les pistes. Le titre « le militant
révolutionnaire » n’aide pas à comprendre que le statut du personnage, pendant
ces années, acquiert une importance beaucoup plus grande. A sa naissance, en
1921, le parti communiste d’Italie avait à sa tête Amadeo Bordiga. A ce
moment-là Gramsci était un personnage mineur dans la hiérarchie de la nouvelle
formation politique, même s’il était un adhérent remarquable, le directeur
d’une revue, un membre du Comité central. Trois ans plus tard, en 1924, ce même
personnage est élu secrétaire du parti. Que s’est-il passé ? En 1923 Gramsci,
après avoir réuni bon nombre de ses amis turinois, a engagé une bataille pour
un changement de direction avec l’appui des Soviétiques. Sur quoi porte la
discussion ? Un point central est la conception du parti : la vision sectaire
de Bordiga s’oppose à la vision plus souple de Gramsci. Or, Romain Descendre et
Jean-Paul Zancarini tombent ici dans un piège en considérant l’exposé que fait
Gramsci des idées de son adversaire comme la présentation de ses propres
positions (p. 195). Mais le fait est que Gramsci se révèle dans ces
circonstances comme le vrai fondateur de l’organisation nouvelle. En 1926, à la
veille de son arrestation, il s’oppose d’ailleurs dans une lettre signée par le
bureau politique du parti italien - et adressée au Comité central du Parti
Communiste de l’Union Soviétique - à la manière dont on est en train de régler
en Russie les rapports avec la minorité trotskiste. Il écrit « vous êtes en
train de détruire votre œuvre » (cité p. 247), faisant preuve encore une fois
d’une certaine souplesse dans la vision du parti. Ici et là on voit apparaître
dans les textes de Gramsci les signes annonciateurs du passage à une autre
conception du monde. Le théoricien revient sur le rôle de l’hégémonie, la
distinction entre Orient et Occident s’affirme, la part de nouveauté s’élargit
après 1930.
La troisième
partie (p. 264-536) est d’une lecture passionnante. Elle a évidemment pour
objet central les Cahiers de prison. Les auteurs du volume exploitent à fond le
travail de Gianni Francioni qui a produit une datation plus précise des textes.
Sur cette base, une troisième édition (en cours) des Cahiers, des Lettres et de
l’œuvre intégrale a été programmée et largement réalisée. Il s’agit maintenant
de retrouver les étapes d’une recherche : « Nous tressons […] une histoire
personnelle, une histoire politique, un parcours d’élaboration théorique en
train de se faire » (p. 268). Gramsci a besoin de s’adresser à des
interlocuteurs, ce qui confère à ses écrits une nature dialogique. On entrevoit
la possibilité d’une lecture à la manière de Bakhtine, qui n’est cependant pas
nommé, et Gramsci écrit même « Ordinairement il m’est nécessaire de partir d’un
point de vue dialogique ou dialectique, autrement je ne sens aucune stimulation
intellectuelle » (cité p. 251).
La rédaction
des Cahiers s’étale de 1929 à 1935. L’Internationale communiste, désormais sous
la houlette de Staline, adopte une nouvelle ligne, « classe contre classe » :
tous les partis ou groupes sociaux-démocrates ou démocrates sont rejetés dans
le camp ennemi. On parle de « social-fascisme ». En 1929 la Nouvelle Politique
Économique est abandonnée, préludant à la collectivisation des campagnes.
Gramsci s’y oppose et expose ses raisons en réfutant une certaine vulgate du
marxisme, et attaque le « manuel » de Boukharine (La théorie du matérialisme
historique. Manuel populaire de sociologie marxiste, Éditions Sociales
Internationales, Paris 1927). Il s’agit d’une opération semblable à celle
accomplie par Lukács avec Histoire et conscience de classe, paru en
1923 (p. 371-372). Assez vite dans les écrits, le matérialisme historique est
remplacé par la philosophie de la praxis, expression qui se justifie par
elle-même et qui ne doit pas être attribuée à une pratique de l’autocensure à
laquelle Gramsci avait recourt pour contourner la surveillance policière.
Sur beaucoup
de points, la philologie historique des auteurs s’avère éclairante en redonnant
leur épaisseur historique à certains termes : hégémonie, révolution passive,
guerre de position, crise, américanisme et fordisme, subalternes. Gramsci voit
se dessiner dans les États-Unis l’avenir du monde : « On peut dire –
déclare-t-il – que l’américanisme et le fordisme découlent de la nécessité
immanente d’atteindre l’organisation d’une économie programmatique » (cité p.
486). Il voit arriver ce que l’historien Eric Hobsbawm appellera le «
capitalisme réformé » : l’avenir de la société américaine ne réside pas dans la
victoire des classes laborieuses, mais dans le rôle futur que joueront les
classes subalterne, dans une trajectoire qui ne sera pas linéaire (p. 492).
Deux points
capitaux : le personnage n’est pas conforme à l’image que son parti a voulu
promouvoir de lui, il reste cependant un communiste jusqu’au bout de son
existence (p. 268 et 498). Histoire personnelle, voire sentimentale,
s’entremêlent à l’histoire politique d’un engagement et d’une pensée. La
rencontre avec les sœurs Schucht se situe au cours des années 1920, Eugenia et
Julija en 1923, Tania en 1926. Le mariage avec Julija Schucht prend plus
spécialement en 1932 une allure malheureuse, Gramsci ne comprend pas les
silences de sa femme, qui travaille pour la police soviétique et est surveillée
de près par le régime. Il arrive en novembre 1932 à envisager un divorce, mais
se heurte à l’opposition de sa belle-sœur Tania : la séparation d’avec Julija demeure
jusqu’à la fin une souffrance permanente pour Antonio (p. 364). De même, en
1928, un dirigeant communiste italien en exil à Berlin, Ruggero Grieco, envoie
à Gramsci une carte postale le confortant dans sa position de chef du parti
communiste, ce que Gramsci lui-même juge compromettant alors qu’il est
emprisonné, au point d’y voir la volonté de ses adversaires politiques de nuire
à sa cause. Pour d’autres (Togliatti, Sraffa), l’épisode a eu dans les faits un
impact négligeable. Selon les auteurs du livre, la question reste ouverte : «
Qu’il nous suffise d’avoir souligné l’effet à long terme de cette ‘lettre
tristement fameuse’ sur Antonio Gramsci » (p. 293).
Le retour aux
sources a l’effet, surprenant et naturel en même temps, de rendre Gramsci plus
incisif et plus actuel de surcroît. Le livre est une invitation à une meilleure
connaissance d’un auteur qui n’a pas cessé de livrer ses secrets. La boucle
n’est pas bouclée. Gramsci l’hérétique est là, devant nous, avec toute la force
d’une pensée dans son plein exercice.
1 André TOSEL,
Etudier Gramsci : pour une critique de la révolution passive capitaliste,
Paris, Editions Kymé, 2016 ; Jean-Yves FRETIGNE, Antonio Gramsci, Vivre c’est
résister, Paris, Grasset, 2017; Antonio Gramsci, Cahiers de prison. Anthologie,
introduction et notes critiques de Jean-Yves Frétigné, Paris, Gallimard, coll.
« Folio Essais », 2021 ; Jean-Marc PIOTTE, La pensée politique de Gramsci,
(1970), Lux, Montréal, 2020 ; Yohann DOUHET, L’Histoire et la question de la
modernité chez Antonio Gramsci, Paris Garnier, 2021
Giovanni
Carpinelli
Fondazione Istituto piemontese Antonio Gramsci
Romain
Descendre Jean-Claude Zancarini, L’oeuvre-vie d’Antonio Gramsci. Paris,
Editions La Découverte, 2023, recensione di Giovanni Carpinelli, in
"Cahiers Jaurès", n. 250, Lectures, pp. 92-96.
https://machiave.blogspot.com/2024/05/gramsci-riveduto-e-corretto.html
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